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« L’Heure bleue » : Peter Stamm sur le seuil des ailleurs

« L’Heure bleue » (In einer dunkelblauen Stunde), de Peter Stamm, traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses, éd. Christian Bourgois, 230 p., 21 €, numérique 16 €.
L’avantage, avec les grands écrivains, est qu’ils demeurent intéressants quoi qu’ils fassent. Leurs ratages nous apprennent encore quelque chose sur la littérature, sur ce qu’elle persiste à être, à bas bruit, quand sa magie s’effiloche. Il serait d’ailleurs excessif de parler de ratage à propos de L’Heure bleue, le nouveau roman de Peter Stamm. La chorégraphie hypnotique du trio qu’il met en place – amours lointaines, retrouvées, défaites, sous l’œil d’une narratrice-témoin – ne manque ni de charme, ni de profondeur, ni de cet esprit sautillant, toujours surprenant, que Stamm sait partout distiller.
Il n’empêche : après L’un l’autre, La Douce Indifférence du monde, Les ­Archives des sentiments (éd. Christian ­Bourgois, 2017, 2018 et 2023), l’impressionnante série de chefs-d’œuvre qu’a offerte l’écrivain suisse ces dernières ­années, la machine narrative paraît grippée, comme suspendue au-dessus des secrets qui la hantent, là où les précédents romans y plongeaient, créant un monde à partir des mêmes incertitudes, des mêmes pointillés du réel.
Peut-être la figure centrale du récit y est-elle pour quelque chose. Peu bavard, cassant, mélancolique, désabusé, Richard Wechsler ressemble au portrait-robot du personnage de l’écrivain vieillissant dans la fiction contemporaine. La caricature guette, même si le doigté et la distance un peu ironique de Peter Stamm lui permettent de se tenir sur le fil. Il s’amuse du cliché, sans le mettre à bas. Il est vrai que son affaire n’est pas de tracer un portrait de Wechsler, qui ne serait rien s’il n’était regardé par Andrea, la narratrice.
La jeune femme est réalisatrice, ou veut l’être, et elle s’est mis en tête de tourner un documentaire sur l’écrivain. Elle débarque à Paris, ville d’élection du Suisse, filme quelques séquences poussives, où Wechsler se promène en distillant sentences incertaines et demi-confidences. Elle est à peine surprise quand il ne vient pas au rendez-vous qu’elle lui a donné dans son village natal, pour le confronter aux traces de son passé. Il ne s’explique pas, ne donne plus de nouvelles. Elle peut se livrer tout entière à ce qu’elle fait de mieux depuis le début du tournage : imaginer cette vie qui se dérobe.
Alors, elle reste. Sillonne le village. Reconnaît certains décors des livres de Wechsler. Rencontre des témoins de son enfance. Et de la suite, telle Judith, la pasteure du lieu, avec qui il a eu une aventure, et peut-être plus, comme celle-ci va peu à peu le lui confirmer. Andrea, rentrée chez elle, finit par apprendre la mort de l’écrivain. Judith lui rend parfois visite. Elle raconte, en partie. Andrea remplit les blancs. Elle rêve que Richard et Judith soient pour toujours auprès d’elle. Elle dit : « Je m’allonge, ferme les yeux et murmure : venez, venez ! C’est comme une séance de spiritisme. » Mais rien ne se passe, ni pour elle ni pour le roman, qui se fige dans cette attente.
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